10 mai 2004:
26 ans déjà que j'écris avec plus ou moins d'assiduité dans un "journal". Pour qui ? Pour quoi ?
Ne sommes nous pas tous faits de la même pâte ?
La page web consacrée à mon père m'a fait réaliser il y a peu que des sentiments, pour intimes qu'ils soient, n'en sont pas moins universels.
Aussi, à la faveur de la mode des 'blogs', et à l'orée de ma nouvelle vie de papa, ce "journal en ligne" va-t-il succéder au précédent.
Pour satisfaire aux règles du genre, j'ai adopté un ordre anachronologique, illustré mes propos de photos et de liens hypertextes lorsque cela était possible, et je me propose aussi de publier les commentaires qui voudront bien me parvenir sur
en précisant l'emplacement où ils devront apparaître.
26 décembre 2007:
Je n'aurais jamais cru que j'en arriverai moi aussi à planquer tes "petits chaussons" dans la cheminée !
Pour ces fêtes de Noël dans la capitale, rien n'a manqué au programme: Papa Noël chez Auchan, tout le répertoire de Tino Rossi qu'on t'a appris à l'école, et hier la mandarine et le verre de lait à côté de tes chaussons dans la cheminée.
On se rend compte avec maman qu'il est très difficile de lutter contre les traditions même si elles n'évoquent rien dans nos cultures familiales respectives, mais finalement, il est plutôt sympa le père Noël, pour peu qu'il en reste à la distribution des cadeaux.
Ils me font marrer ces adultes qui regardent avec amusement leurs bambins croire qu'un gros barbu en rouge va passer par la cheminée le soir du 24 décembre et célèbrent eux-mêmes six mois plus tard l'ascension au ciel d'un petit maigrichon sans rennes ni traîneau.
16 novembre 2007:
Quelle ne fut pas ma surprise ce matin, au moment de partir à l'école, de m'entendre dire: "Met ta capuche mon fils !"
Drôle d'atavisme qui me fait retrouver la litanie qui, de 0 à 23 ans, accompagnait tous mes déplacements sous le ciel gris d'une banlieue merdique.
A peine deux heures plus tard, papa-poule se change en paparazzi lorsque je reprends le chemin de l'école afin de découvrir à quoi ressemble cette cour de récréation dont tu nous parles toujours avec émotion.
Caché dans un coin, j'ai d'abord du mal à te retrouver dans cette jungle hurlante, et puis j'aperçois la capuche !
Te
voilà planté au beau milieu de la cour, une brindille à la main, raccroché par le regard à l'unique bouée de sauvetage ici présente en la personne de ton maître. Je te vois immobile ainsi pendant de si longues minutes qu'il me faut une bonne dose de self-control pour ne pas sauter la grille et arrêter là ce supplice pour nous deux.
Les voilà donc tes "jeux" et tes "copains" !
La scène me fait souffrir et c'est tout bouleversé que je retourne à la maison patienter encore une heure avant l'ouverture des grilles.
Cela remue en moi de vieux souvenirs de récréations interminables à chercher dans les nuages l'improbable réconfort d'animaux fantastiques nés de ma seule imagination. La galère aussi des jeux collectifs où pour ne pas trop faire "tâche", il était de rigueur d'arborer le masque de l'enthousiasme... Jusqu'à l'adolescence, en fait, où là encore je me retrouvais parfois à glander en "boîte de nuit", aussi à l'aise qu'un crocodile dans une maroquinerie...
Assumer sa sensibilité, ses différences et ses faiblesses n'est pas chose facile à un âge où les rouages de la nature humaine et de la société sont encore si mystérieux.
Combien d'années encore à t'emmerder dans la cour de récréation et à souffrir de ne pas aimer le football ?
Quand apprendras-tu enfin mon chéri à trouver dans un ciel étoilé ou la silhouette d'une montagne ce petit supplément d'âme qui fait parfois si cruellement défaut à nos semblables ?
Sur tous ces points, et malgré mes jolis discours, je ne peux qu'espérer que tu ressembles davantage à ta mère qu'à ton infortuné papa.
9 novembre 2007:
Allons bon, il faut bien l'admettre, on va dire que ton intégration à l'école est plutôt réussie...
Tu nous chantes tout fier les chansons que tu as apprises avec ton maître, tu dessines maintenant des bonshommes avec une tête, des bras et des jambes -le corps, c'est sans doute pour la grande section...
Tu t'y sens d'ailleurs tellement chez toi, qu'hier, saisi d'une envie pressante lors de la récréation, tu t'es soulagé comme papa t'as montré, le plus naturellement du monde, dans le potager-pédagogique. Malheureusement, il a fallu qu'une maîtresse, alertée par tous les petits fayots en faction, ne te montre fissa le chemin des toilettes et de la civilisation...
Tu prétends aussi vachement bien t'amuser dans la cour de récréation, mais quand je te demande de m'indiquer sur
quels jeux tu montes, tu me montres invariablement le petit banc sous le préau -c'est décidé, vendredi prochain j'en aurai le coeur net...
En revanche, avec ces progrès louables sont arrivées aussi les angoisses nocturnes à fixer la petite loupiote sur la prise ou le trou noir de la porte de ta chambre, les caprices à chaque fois qu'il est l'heure de manger ou de se laver et les crises de nerfs dès qu'il s'agit d'arrêter le dessin animé des pingouins.
C'est aussi l'avènement des "Moi, je veux...", des "Pourquoi" et des "Comment"...
- Comment volent les fusées ?
- Pourquoi tu dis c'est pas bon le MacDo ?
- Pourquoi on mange ?
- A vélo: Tu montres quoi avec ton doigt ? - Je ne montre rien, je signale qu'on tourne ! - Pourquoi on tourne ?
- Pourquoi il fait jour ?
- C'est quoi ce bruit qui fait tic-tac ? - C'est une horloge, regarde, ça mesure le temps ! - C'est quoi le temps ?
7 octobre 2007:
Nous passons ce week-end au pays où "le rêve devient réalité", EuroDisney, le seul pays au monde sans doute où des individus d'un quintal et demi déambulent avec des oreilles de Mickey sur la tête sans susciter l'hilarité générale. Le pays où on attend 45 minutes pour 45 secondes de frisson. Le pays enfin ou la crêpe sucrée est à 6 euros et le ballon d'hélium à 7 euros 50.
Toi mon fils, tu t'éclates dans les petites voitures à l'effigie de tes héros préférés, tu fais Ooooh !.. devant les poupées qui dansent et chantent toutes seules et tu détales en courant lorsque gronde le dragon dans le château de la belle au bois dormant.
T'inquiètes-tu aussi, comme moi, devant cette foule hystérique et la musique omniprésente ?... Je l'ignore, mais Dieu merci, tu sauves in-extremis l'honneur familial en te mettant à pleurer lorsque Minnie t'attrape la main pour faire coucou à l'appareil photo.
Reste l'inquiétante question existentielle que notre séjour anthropologique chez Mickey ne nous aura pas permis de
trancher: Lorsqu'on appuie sur le déclencheur, est-ce que la meufe cachée dans Minnie sourit, elle aussi ?
De retour dans le TGV, nous te surprenons en pleine tentative de socialisation : ayant repéré un groupe de jeunes enfants
quelques rangées de sièges plus loin, tu tentes une approche périlleuse avec tes plus belles petites voitures en main. Afin de les mettre d'emblée dans ta poche, tu déclares tout de go: "Hé, mes voitures elles vont très très vite...".
Tu te lances alors dans une démonstration tonitruante des performances de tes bolides avec force postillons, crissements de pneus et tremblements en tous genres.
Contre toute attente, les pimbêches préfèrent leurs Barbies aux performances de tes Ferraris...
Heureusement, le train arrive à Nîmes, emportant ces indésirables et la perspective de ta première veste...
10 septembre 2007:
Pitoyable rentrée des classes...
Pour ce premier jour d'école, maman et moi t'accompagnons dans ta classe.
On essaie tant bien que mal de sauver les apparences:
Oh les belles petites voitures !
Regarde la pâte à modeler !
Super, des livres sur les animaux !
Mais bien vite, on perd le contrôle de la situation... Tu t'accroches à maman et les yeux gonflés de larmes, la supplie: "Anne... gitme, gitme..." (maman, ne pars-pas, ne pars-pas...).
Elle essaie bien de te remotiver, en tous cas mieux que moi qui m'éloigne pour cacher mes propres larmes au milieu des gamins hurlant crescendo.
Le maître, impassible, nous invite discrètement à quitter les lieux, et sans trop le réaliser, on se retrouve bientôt dehors à guetter je ne sais quel miracle... Une évacuation d'urgence...
A 11h20, nous sommes les premiers devant la grille. Tu te précipites sur maman, on rentre à la maison... ouf...
Il va encore falloir t'expliquer que cette farce va recommencer demain, et même le jour d'après, et que tu en prends d'ailleurs pour 20 ans...
26 août 2007:
A part le crétin qui t'a poussé hier au toboggan, et que j'ai pendu par les pieds à la balançoire -maman dit que je ne devrais pas m'emporter si facilement- je ne pense pas que tu aies vraiment rencontré jusqu'alors de personnes malveillantes.
Aussi, tu as développé mon chéri une délicieuse insouciance qui te fait aborder chaque individu que tu croises avec un large sourire et un enthousiasme non feint à partager tes jeux en tous genres.
S'appuyant sur ce bel altruisme, d'aucun prétendent que tu es fin prêt pour l'école en septembre. Et on t'a d'ailleurs bien brieffé sur ce point puisque tu répètes à tout va qu'à l'école tu vas apprendre à lire, à écrire, à chanter et à voler comme un oiseau (...).
T'as pas bien compris qu'il te faudrait encore attendre un peu pour l'oiseau, ni même d'ailleurs que papa et maman, eux, vont rester comme des cons à la porte de l'école à te faire coucou de la main avec un sourire constipé aux lèvres.
Moi j'ai bien peur que ce mois de septembre ne sonne plutôt le glas de ton innocence et ne fasse disparaître ta spontanéité en même temps que tes derniers bourrelets.
J'entrevois aussi le triste matin dans une cour de récréation sinistre où les caïds de la classe tireront fièrement les
équipes pour rejouer leur neuvième rencontre PSG-OM.
A mesure que les groupes se forment, toi tu sens monter la honte renouvelée de tenir encore le sifflet du maître; et tandis que Zidane cours déjà vers les cages parisiennes, suivi d'une cohorte de morveux hurlants, ils n'ont même pas réalisés ces blaireaux que comme 40 ans plus tôt sur le bitume bariolé, il reste deux silhouettes blafardes, les bras ballants et la
narine frémissante: c'est un gros et Nahmias !
Alors là mon garçon, tu as tout faux !
N'importe quel professionnel avec psy marqué sur sa plaque te diras qu'en aucun cas tu ne dois projeter sur ton enfant tes propres angoisses ou traumatismes.
Bon, très bien, je déconnais fils ! Tu vas voir comme tu vas t'éclater à l'école, y'aura des petites voitures plein les
tiroirs, tu vas apprendre à te raconter tout seul les histoires, tu vas comprendre un peu comment marche le monde, et la maîtresse, je te raconte même pas la maîtresse... Avec sa queue de cheval, ses petites lunettes et son débardeur XS, elle viendra chaque soir raconter à papa pendant 20 minutes les exploits de son rejeton.
Et même que si tu sais te montrer patient fiston, tu seras peut-être un jour dans la classe de papa, et je ne l'aurais même pas fait exprès...
24 août 2007:
La photo est presque la même qu'il y a deux ans à la même époque:
Nos mines arborent le même sourire des jours heureux, et si toi tu as troqué ta bouée-parasol contre de jolis brassards jaunes, ta mère, elle, est toujours aussi belle malgré la violence de ce qu'elle a vécu dans sa chair depuis.
Les semaines qui passent lissent imperceptiblement nos émotions, et voilà qu'on en arrive maintenant à s'enthousiasmer
comme avant sur tes progrès et la fulgurance de ton intelligence. A ce titre, ces deux mois en Turquie ont été pour toi un incroyable révélateur de tes talents: tu jongles désormais sans impairs entre le Français et le Turc, et c'est tout penaud que je te demande parfois de traduire en Français ce que tu as dit à maman...
Impressionnante aussi ta mémoire: après t'avoir
raconté trois fois la même histoire, tu te la récites maintenant tout seul en tournant les pages toujours au bon moment...
Lorsque je constate ainsi la fulgurance de ton intelligence, je ne puis m'empêcher de penser à ce qu'aurait été la vie de ton petit frère Egée. Aurait-il jamais pu parler ? Et quelle sorte de complicité aurions-nous eu avec lui ?
Et pourtant, nous l'aurions aimé, peut-être même plus que toi, si tant est que cela fut humainement possible, et nos vies à tous auraient été radicalement différentes.
A quoi ça tient une existence...
30 juillet 2007:
Nous avions prévu de passer ces vacances d'été à la maison. Au lieu de cela, tu t'éclates au bord de la mer Egée dans une baie aux couleurs de paradis.
Si on en croit le dossier de grossesse de ta mère, ce 30 juillet devait être aussi le début d'une belle histoire et non
l'épilogue d'une bien triste nouvelle.
Comme chaque matin depuis que nous sommes ici, je me lève vers six heures afin de nager quelques kilomètres à l'abri de la chaleur et des beaufs sur leurs jet-skis, mais ce matin j'ai noué à mon cou une poche étanche contenant la petite urne funéraire qui nous a suivi jusqu'ici.
Ça fait un bruit de maracas à chaque pas jusqu'à la plage déserte et une fois dans l'eau, rien ne va plus: j'imaginais mon lourd pendentif battre fièrement ma poitrine à chaque mouvement de crawl, mais en définitive, il flotte misérablement à mes côtés.
C'est donc au fond de mon slip de bain que l'urne effectue son dernier voyage. Pas très romantique mais beaucoup plus efficace pour nager...
Une fois au milieu de la baie, il faut bien l'avouer, le spectacle est grandiose, la côte est déjà loin, la mer est d'huile, le ciel est constellé de petits nuages qui changent de couleur à mesure qu'apparaissent les premières lueurs de l'aube. Et par dessus tout, ce bleu-sombre sans fin sous mes pieds... Je suis avec attention les rayons du soleil
qui semblent jaillir de derrière la montagne et font qualifier par certains de divine cette lumière tandis qu'il ne s'agit que d'un bête phénomène de perspective -passons.
Lorsque le disque solaire passe la crête, j'agite les bras pour signifier à maman qui suis le spectacle depuis la terrasse de la maison, que le moment est venu -elle prend le cliché ci-contre.
Je déballe soigneusement le contenu de la pochette et...
...Et j'ai beau me dire que cette petite boîte métallique en forme de coeur ne contient qu'à peine 10 % -soit quelques
grammes- des cendres de l'enveloppe charnelle d'un amour, pour 90 % de charbon de bois, je m'y rattache comme à une ultime bouée de sauvetage.
Les cendres dans l'eau se dispersent autour de moi en descendant lentement vers l'abîme. J'hésite maintenant à me
débarrasser aussi du petit coeur, je suis pris de sanglots à l'idée de laisser partir cette dernière trace matérielle de notre fils, aussi futile soit-elle.
Et puis là encore, je suis surpris par le côté très esthétique de la scène: le boîtier sombre lentement dans le bleu tandis
que le couvercle virevolte en renvoyant à chaque tour la lumière du soleil.
Non, ce n'est pas notre enfant qui nous adresse un dernier coucou, pas plus que je n'ai songé un seul instant à sombrer à
sa suite dans cette mer qui porte pourtant son nom. Là bas, toi mon fils unique, tu dors encore avec maman à tes côtés. Je vais venir te préparer ton biberon, j'arrive...
9 juillet 2007:
Ça fait pas mal de temps que j'hésite à poster un message sur ce blog: Tout me paraît si dérisoire désormais et pourtant, je l'ai déjà précisé, la vie continue, pour le meilleur et pour le pire. Différente, à peine plus inquiétante et totalement vidée du peu de religiosité que je lui accordais jusqu'à présent.
L'histoire de ce petit frère aura été si intense et si brève. Pour toi, si mystérieuse et tellement associée aux larmes de tes parents qu'aujourd'hui encore, lorsque les yeux de maman s'embrument, tu t'approches parfois d'elle et lui murmure gentiment: "le petit frère il est malade?.."
La mort fait peut-être partie de ton vocabulaire mais ce mot recouvre pour toi une notion encore très floue: C'est Bambi
affolé qui court dans la forêt, Rox-le renard adopté par une mamie fort sympathique, un petit frère qu'on t'annonce à grand renfort de sourires et de sous-entendus, qui te pique déjà ta chaise haute, ton lit à barreaux, puis qui ne vient pas et qui fait pleurer tes parents.
Comme je t'envie mon fils de vivre dans un monde où ceux que tu aimes sont invulnérables et éternels.
Tu te rendras compte bien assez tôt que mon hernie discale ne m'autorisera plus très longtemps à te porter sur les
épaules, qu'au toboggan de la piscine, tandis que tu glapis d'excitation, calé et confiant entre mes jambes, dès le
premier virage passé, je ne contrôle plus rien...
Pire encore, lorsque parfois les monstres embusqués sous ton lit te font appeler papa à la rescousse en pleine nuit,
l'intervention est rapide et efficace mais si tu savais mon chéri, papa aussi a ses démons qui lui font peur...
11 juin 2007:
L'âme, le corps, où se cache l'individu ? Où est notre enfant ? Entre ces six petites planches qu'on balance dans les flammes, j'en doute même si je n'ai aucune certitude sinon celle d'aimer comme jamais cet enfant, cette idée, déjà ce
souvenir et de souffrir de son absence à m'en déchirer le coeur.
J'ai bien sûr sacrifié au cliché du papa effondré en larmes sur le cercueil de son enfant, mais je n'ai pas voulu assister à la projection vidéo de la crémation avec le petit poème qui défile en dessous comme au karaoké.
Pendant l'heure que dure l'incinération, j'ai été me promener dans le parc voisin et cueilli un joli bouquet pour maman
avant d'aller récupérer l'urne funéraire dans son petit sac de velours rouge.
7 juin 2007:
Visite matinale du gynécologue. Au vu de la facilité avec laquelle l'accouchement a eu lieu, nous sommes autorisés à rentrer chez nous dès aujourd'hui. Quelques petites pilules pour le sommeil, d'autres pour stopper la montée de lait
et nous voici déjà à ranger toutes nos affaires.
Au moment de quitter la clinique, point de soulagement mais une profonde tristesse à l'idée de quitter aussi les seules
et uniques personnes qui, avec nous, auront connu notre petit bonhomme malchanceux.
6 juin 2007:
La nuit fut courte, à écouter Bénabar et à visionner les photos de nos jours heureux sur l'ordi portable.
Dès 6 heures, une infirmière vient administrer quelques cachets qui font rapidement leur effet en déclenchant des
contractions périodiques.
7h30: On vient nous chercher, Adieu mon fils, Adieu mon amour... On descend à l'unité de radiologie afin d'effectuer
un prélèvement de liquide amniotique en vue d'établir le caryotype du bébé. Dans la foulée, et toujours sous contrôle échographique, je vois une nouvelle aiguille pénétrer le cordon ombilical pour prélever un peu de sang du bébé. L'aiguille reste plantée dans le ventre de maman et le médecin y adapte un tube de liquide jaunâtre qu'il s'empresse d'injecter, puis un autre tube à l'identique. Je ne sais que trop ce que cela signifie. Maman est déjà loin, une voix au fond de moi crie: "Non, arrêtez !..". Dans les secondes qui suivent l'échographiste nous annonce d'une voix feutrée qu'on vient d'arrêter la vie du bébé. On vient de franchir une nouvelle étape...
On monte ensuite à l'étage où maman est préparée comme pour un accouchement classique.
Notre situation doit tout de même être assez pathétique car même la sage-femme a du mal à retenir ses larmes. Ce témoignage d'humanité dans ce milieu si aseptisé me touche.
Après toute cette frénésie, une fois la péridurale posée, on se retrouve dans l'oeil du cyclone: on nous laisse seuls, tout est calme, maman écoute de la musique, lit Gaston Lagaffe et moi j'écris ces lignes à ses côtés.
On pleure par intermittence puis rigole aux conneries de Gaston pour évacuer le stress. J'ai peur de ce qui est à
venir, voir le bébé mort, le serrer, comment vais-je faire et par dessus tout, comment allons-nous le rendre ?
L'accouchement en lui-même a été une formalité.
A 11h33, le bébé a été expulsé sans encombre. Presque la routine pour les sage-femmes présentes, si ce n'est que mes sanglots remplaçaient les cris du nouveau né. On se retrouve alors à nouveau seuls en salle d'accouchement tandis
qu'on "prépare" l'enfant: on le mesure, le pèse, le lave et l'habille. Un quart d'heure plus tard, sans trop y croire, je sors signaler que nous sommes prêts à le voir...
Les instants qui suivent, je crois que je les revivrai jusqu'à ma propre mort. Tout emmailloté dans une couverture bleue,
on nous apporte un superbe bébé de 2,5 kg pour 45 cm. Je suis d'abord surpris par la couleur violacée de son visage, la
texture de ses petites mains livides, ses doigts collés. Mais très vite nous ne voyons plus ces détails insignifiants,
il n'est pas bleu, il n'est pas mou, depuis notre nuage il n'est même pas mort. C'est notre enfant et c'est tout, lui aussi,
comme toi, pétri d'amour et de bonheur, lui aussi désiré et aimé qui prend sa place à tout jamais dans nos coeurs.
Je suis le premier à le prendre contre moi, à l'embrasser tendrement, à le toucher et l'aimer -ça fait des traits
blancs sur son visage quand on le serre trop fort . Quand maman le prend à son tour, je sors l'appareil photo. Tout semble
tellement irréel dans ces moments là... Que n'ai-je pris davantage de clichés... je suis si frustré désormais à les repasser en boucle sur l'écran de l'ordinateur.
Combien de temps sommes-nous restés ainsi avec lui ? Une heure, peut-être plus, avant que maman me fasse remarquer qu'il
prend une drôle de couleur et puis il devient tout froid...
J'appelle à nouveau pour qu'on vienne le chercher.
On se retrouve encore une fois seuls en salle d'accouchement. C'est un morceau de nous-mêmes qu'on nous arrache et qui part sans bruit dans les bras de cette sage-femme adorable.
La vie, la mort et tout ce qu'elle nous inspire, plus rien ne sera jamais comme avant désormais.
Plus tard, de retour dans notre chambre maman s'effondre sur son lit. Je m'allonge un moment contre elle, la main sur son ventre tout mou. Ce n'étaient rien que des petits coups diffus, mais comme cela me manque déjà...
Pour ne pas craquer à mon tour, je dois m'activer. Après avoir récupéré l'attestation de naissance d'un enfant sans vie, je traverse la ville à vélo pour engager au plus vite les démarches post mortem. C'est à la fois rassurant et tellement déstabilisant de constater qu'à l'extérieur rien n'a changé. Aussi scandaleux que cela puisse nous paraître, la vie continue...
Déclaration à l'état civil puis commence la tournée des croque-morts: le pin ou le chêne ? Et l'urne... métal ou porcelaine ? Tout ce business macabre est à vomir. Je ne supporte pas qu'on puisse douter une seule seconde de ma douleur ou de mon amour de père sous prétexte que je me contrefous de ces pitreries de funérailles.
La nuit qui suit, on s'en doutait, fut épouvantable. Ta mère se réveille prise de panique exigeant de savoir où est son enfant. Je décroche donc le téléphone et prétend qu'il est encore à la clinique tandis que l'infirmière au bout du fil n'en sait évidemment rien.
Relisant ces lignes deux ans plus tard, je suis encore étreint par cette interrogation lancinante qui a commencé à nous tourmenter cette nuit là: "Mais qu'avons-nous fait ?"